« J’accorde aux gens un certain capital confiance »

Texte: Erik Brühlmann | Photos: Marc Wetli | Magazine: Confiance dans la société – Septembre 2019

Extrême. Evelyne Binsack vit dans et avec l’extrême. Ses nombreuses expéditions sont extrêmes, et la confiance qu’elle a en elle-même est également extrême. La native d’Hergiswil sait exactement ce qu’elle veut et ce qu’elle fait.

Evelyne Binsack, on vous qualifie souvent d’aventurière, de sportive de l’extrême, de celle qui va jusqu’aux limites ou encore de pionnière. Quel terme vous plaît-il le mieux ?

Ils me conviennent tous, mais aucun ne me décrit en entier.

Vous avez fait un apprentissage de vendeuse en articles de sport. Pourquoi avoir délaissé cet environnement stable ?

Je n’ai fait cet apprentissage à Engelberg que pour pouvoir entrer à l’École fédérale de sport de Macolin. Mais rien ne s’est passé comme prévu. Pourtant j’avais toujours refusé, adolescente, d’aller randonner avec mes parents.

Difficile à croire…

... mais vrai. Une fois, j’ai même mangé du savon pour tomber malade et pouvoir rester à la maison. Lorsque j’avais 15 ans, mon père voulait offrir un équipement de ski de randonnée à ma sœur, pour Noël. Je me suis cachée au fin fond de la maison en espérant échapper à la chose.

Il faut du courage pour bousculer ses projets et oser quelque chose de complètement nouveau. Vous considérez-vous comme ayant de l’assurance ?

J’ai développé une extrême confiance en moi. J’ai rapidement fait de grands progrès que mon impatience me dictait de mettre immédiatement en pratique en montagne. Avec mon irréductible volonté, ma soif de victoire, mon endurance et mon enthousiasme sans limite, j’ai été longtemps im­battable en montagne. J’en étais con­sciente et celui qui voulait être meilleur que moi devait me le prouver. Lorsque, avec le temps, d’autres m’ont rattrapée et même dépassée, cela m’a piquée au vif. Aujour­d’hui, j’en souris. Toutefois, je n’ai pas cette confiance en moi dans tous les domaines de la vie.

Faites-vous aussi confiance à d’autres personnes ?

Avec moi, les gens ont vite un certain capital confiance. C’est seulement lorsqu’on a fait un bout de chemin ensemble que l’on sait s’il est justifié ou non. Et pour en rester à la montagne : lorsque j’emmène un client à une cabane, la montée me donne toutes les informations pour estimer correctement le jour suivant les capacités du client. Endurance, pied sûr, expérience, etc.

Avez-vous cette capacité de deviner les gens en privé aussi ?

C’est plus long. Je peux cerner les traits principaux d’une personne, mais pour connaître véritablement quelqu’un, il faut à nouveau ce bout de chemin ensemble. Personne n’y échappe. Et je dois reconnaître que je me trompe parfois.

Evelyne Binsack (1967) est née à Stans NW. Après un apprentissage de vendeuse en articles de sport, elle obtient en 1991 le diplôme de guide de montagne puis, sept ans plus tard, la licence de pilote d’hélicoptère. Ses performances sportives la rendent célèbre. En 2001, elle est la première Suissesse à atteindre le sommet de l’Everest. En 2007, elle parvient au pôle Sud après être partie d’Innertkirchen BE et avoir parcouru les 25’000 kilomètres à vélo, à pied et à ski. Elle a atteint le pôle Nord en 2017. Aujourd’hui, elle travaille comme guide de montagne et conférencière.

Vous êtes guide de montagne et pilote d’hélicoptère. Le matériel est donc important. Avez-vous alors confiance, plus l’espoir, que le matériel tienne le coup ?

Que ce soit en montagne ou en héli­coptère, lorsque quelque chose arrive, le matériel est rarement en cause. La ­conf­iance dans le matériel s’acquiert dans le déroulement mental toujours répété des procédures d’urgence, et par le fait que l’on passe en revue lors des exercices de sauvetage et des vols de contrôle tout ce qui ne devrait pas arriver.

Donc la confiance en soi est plus importante que la confiance dans le matériel ?

Oui, car il ne faut pas paniquer en cas d’urgence. C’est l’une de mes plus grandes forces ; en situations d’urgence, je peux puiser encore 20 ou 30 pourcent dans mon réservoir d’énergie alors que la plupart des gens renoncent ou sombrent dans l’apathie. Ensuite, je me mets en pilote automatique et je fonctionne comme la situation l’exige.

Quel est l’entraînement pour cela ?

Il n’y en a pas ; je ne peux pas m’entraîner à ces attitudes ou les simuler. Ce n’est qu’avec le temps que j’ai remarqué que j’avais ce talent. Dans des situations extrêmes, je faisais simplement ce qui devait être fait, je ressentais cela comme complètement normal. Ce n’est qu’a posteriori que j’ai remarqué que ce pilote automatique d’urgence n’est pas normal, mais exceptionnel. J’actionne, pour ainsi dire, un pur instinct de survie, pour moi, mais aussi pour les personnes impliquées.

En 2001, vous êtes la première Suissesse à avoir gravi le mont Everest. Une per­formance exceptionnelle ! Est-ce qu’on a alors le sentiment d’avoir réussi ?

Non, ce sentiment je l’ai eu lorsqu’à 20 ans j’ai escaladé pour la première fois le pilier du Wetterhorn. Ensuite, je l’ai eu encore après avoir gravi la face nord de l’Eiger en hiver, à 22 ans. J’avais alors l’impression que personne ne pourrait m’en apprendre. À l’Everest, c’était plutôt un sentiment de récompense pour avoir beaucoup et durement travaillé, pour avoir beaucoup de connaissances et de capacités. Ce n’est qu’à mon retour en Suisse et que tout le monde célébrait ma performance, que j’ai réalisé avoir accompli quelque chose d’exceptionnel.

Aujourd’hui, les alpinistes se marchent sur les pieds à l’Everest. Est-ce que cela dévalorise votre performance de l’époque ?

Ce sont deux choses différentes. Aujourd’hui, chacun peut, de fait, « consommer » l’Everest. Ce sont pour moi des touristes de la montagne. Ils n’ont aucune idée de ce que représentent des exploits comme ceux de Reinhold Messner, le premier homme à atteindre le sommet sans bouteille d’oxygène, ou comme mon ascension en solo. Reinhold Messner a longtemps été agacé par cette évolution, personnellement, cela m’est relativement égal.

Vous n’aimez pas du tout l’expression « vaincre la montagne »…

Parce qu’elle reflète une attitude arrogante. Celui qui veut vaincre une montagne doit la déplacer. Les montagnes sont là, qu’on les gravisse ou non. Mais comme on dit ici : quoi qu’il arrive, l’Eiger s’en fiche.

Vous avez passé 484 jours en route vers le pôle Sud, à pied, en vélo et à skis. Avez-vous dû vous vaincre vous-même ?

La distance totale de plus de 25’000 kilomètres, à travers 16 pays jusqu’à l’Antarctique a été une expérience parfois extrêmement dure et pas toujours belle et intéressante. J’étais assaillie de doutes. Aurai-je assez d’argent ? Suis-je suffisamment préparée, même après une planification de quatre ans ? J’avais parfois de la peine à me motiver. Mais tous ces obstacles font que l’on se réjouit soudain de petites choses comme un lever de lune. Tous les hauts et les bas se fondent en un vécu d’une richesse extrême. Et lorsqu’au pôle Sud, on vit un phénomène météorologique qui fait que l’on pense voir quatre soleils en même temps, alors on le sait : oui, c’est justement pour cela que j’ai tout supporté. Un voyage autour du monde, en classe grand luxe, ne tient pas la comparaison.

« J’avais parfois de la peine à me motiver. Mais tous ces obstacles font que l’on se réjouit soudain de petites choses comme un lever de lune. »

Et pourquoi maintenant encore le pôle Nord ?

Dans un premier temps, j’en avais assez après le pôle Sud. Cette expédition m’avait totalement épuisée. Mais le pôle Nord se rappelait sans cesse à mon bon souvenir et, finalement, l’expédition m’a aussi aidée à résoudre une situation personnelle difficile.

Qui cherche l’extrême, peut trouver la mort. C’est ce qui est arrivé à Ueli Steck, mort au Népal en 2017...

Bien sûr, on n’est jamais à l’abri de l’imprévisible. Et le risque d’une faute fatale grandit au fur et à mesure que l’on pratique quelque chose à ce niveau.

La frontière entre confiance en soi et surestime de soi est étroite ?

Très, surtout lorsqu’on est jeune. Pour Ueli Steck, on voyait qu’insidieusement il se concentrait toujours moins sur lui et sur ses expéditions et toujours plus sur le spectacle. La pression était toujours plus forte, et les facteurs le détournant de l’essentiel toujours plus nombreux. Or, l’essentiel est précisément la concentration sur soi-même. C’est probablement une raison à ce qui est arrivé.

Est-ce qu’on pense à la mort lorsqu’on part ?

J’ai écrit un testament avant chaque grande expédition. Car, au plus tard lorsque les premiers collègues ne rentrent plus de leurs expéditions, on comprend clairement que tout peut arriver.

Vous-même avez aussi vécu des coups durs. Comment retrouve-t-on ensuite la confiance en soi et en son corps ?

Pour le physique, un entraînement ciblé vous remet rapidement à niveau. Du côté du mental, cela peut être plus difficile, et dépend des facteurs en jeu. Par chance, j’ai un petit cercle d’amis avec lesquels je peux discuter de mes soucis et de mes problèmes. On n’avance pas en intériorisant tout et en « rongeant son frein » comme on dit. Ensuite, il faut être honnête avec soi-même, reconnaître et accepter ses faiblesses. Parfois, il faut également prendre des décisions difficiles, par exemple lorsqu’on entretient des relations qui, tout bien considéré, deviennent « toxiques ». Aujourd’hui, je suis prête à couper ce genre de contacts. Cela n’a rien à voir avec de l’égoïsme, mais avec le fait que l’on prend soin de soi-même.

Vous êtes guide de montagne. Vos clients vous font donc confiance. Comment assumez-vous cette responsabilité ?

Prendre des responsabilités ne m’a jamais fait peur, même lorsque j’étais jeune. C’est probablement dû au fait que je maîtrise mon affaire. Mais je ne crains pas non plus de demander conseil à d’autres personnes si nécessaire. Y compris en montagne. On n’est jamais trop bien pour cela.

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Evelyne Binsack – à titre personnel

Quel objectif vous êtes-vous fixé pour 2019 ?
Un objectif très personnel : prendre davantage soin de moi.

Quels « objectifs extrêmes » avez-vous encore ?
À vrai dire aucun, je ne peux tout de même pas retourner au pôle Sud en marchant à reculons ! Mais j’ai un projet en tête. Il y a encore plusieurs montagnes que je voudrais gravir, et qui pourraient tout à fait se révéler être un cas extrême.

Comment vous maintenez-vous en forme ?
Je ne dois rien faire, cela vient automatiquement. Mon corps est comme un jeune chien qui doit se dépenser chaque jour.

Pouvez-vous rester tout simplement sans rien faire un week-end ?
Non, impossible !

Quel est pour vous le plus bel endroit au monde ?
La Suisse, de novembre à mai, c’est-à-dire pratiquement sans touristes.

Craignez-vous de vieillir ?
Pas du tout. Seules les rides me dérangent un peu.

Êtes-vous de nature solitaire ?
Oui. Certes, ce n’est pas très bien vu dans la société d’aujourd’hui, mais j’ai besoin d’énormément de temps pour moi. D’autres fréquentent des séminaires pour apprendre cela, moi c’est ma nature.

Quel conseil voudriez-vous donner à nos lectrices et à nos lecteurs ?
Le plus important, et le plus difficile, est de rester fidèle à soi-même.