« Je crois au recentrage »

Texte: Regula Freuler | Photos: Marc Wetli | Magazine: Homo digitalis – Juin 2018


#grossesse  #global  #égalité_des_genres  #santé_numérique

Pascal Koenig, CEO d’Ava AG à Zurich, aide les couples, grâce à un dispositif de suivi avant-gardiste, à détecter le bon moment pour une grossesse. Sa start-up de Med-Tech doit son succès avant tout aux possibilités des big data. Koenig est d’autant plus conscient de l’importance de la protection des données.

L’accueil est plutôt informel. « Bonjour, je suis Pascal », nous dit le CEO d’Ava AG en nous tendant la main. Pour éviter tout faux pas, nous demandons si le tutoiement est de rigueur. « Chez nous, il n’y a pas de ‹vous›. » Pascal Koenig poursuit, en riant : « Cela me joue d’ailleurs régulièrement des tours lors des réunions avec les gens de la Paradeplatz. »

Koenig, sweatshirt bleu et jean, incarne la bonne humeur. Il fait un geste en direction de ses collaborateurs du bureau de Zurich. Près de 40 femmes et hommes sont assis devant des ordinateurs, posés sur des tables éparpillées dans la pièce. Le canapé et un petit pupitre dans le couloir servent aussi de postes de travail mobiles. À gauche, la machine à café et des boissons, au milieu, un babyfoot et une mini table de ping-pong, dans un coin, des bouteilles de prosecco vides témoignent d’une fête récente. Une réunion se tient autour d’une longue table, juste derrière un paravent.

Ici, au premier étage d’un immeuble de bureaux du quartier Binz, les employés d’Ava s’attachent à résoudre un problème croissant de notre société, la reproduction humaine. En d’autres termes, ils aident les femmes à parvenir à une grossesse.

Le big data implique une grande responsabilité

C’est en 2013 que l’argovien Pascal Koenig a créé la start-up de Med-Tech Ava, avec Peter Stein et Philipp Tholen, tous deux diplômés EPF, ainsi qu’avec Lea von Bidder qui, comme lui, avait fait ses études à l’Université de Saint-Gall. Leur produit est un bracelet équipé de capteurs porté la nuit par une femme souhaitant tomber enceinte. Le bracelet enregistre, durant le sommeil, trois millions de données liées à neuf paramètres physiologiques, tels que la température cutanée, la fréquence du pouls et la circulation sanguine. Les données ainsi récoltées permettent de détecter l’ovulation, ou la période fertile par cycle, et ce avec une fiabilité de 89 pourcent comme l’a montré une étude clinique d’un an conduite à l’hôpital universitaire de Zurich. C’est bien mieux que ce qu’obtiennent les tests d’ovulation classiques, qui reposent souvent sur un seul paramètre comme la mesure de la température ou de l’hormone lutéinisante dans l’urine, responsable du déclenchement de l’ovulation. « Ce sont nos compétences clés : data science et machine learning », dit Pascal Koenig. Pour l’interview, il nous conduit au café du rez-de-chaussée, car il n’y a plus de place pour s’asseoir dans le bureau d’Ava. La start-up a enregistré une telle croissance qu’elle doit déménager prochainement dans des bureaux plus grands.

Pascal Koenig (*1975), co-fondateur et CEO d’Ava AG, a déjà une longue carrière dans la technologie portable et la technique médicale. Après des études à l’Université de Saint-Gall et à la Columbia University à New York ainsi qu’une année chez McKinsey, cabinet de conseil auprès des directions générales d’entreprises, il est entré comme Product Manager chez Synthes. Il y a appris les bases de la technique médicale. En 2008, il a fondé l’entreprise Limmex, domiciliée à Zurich, qui fabrique des bracelets alarme, ainsi que l’entreprise d’étude de marché Smartwatch Group. Ce spécialiste de la high-tech a remporté plusieurs prix et a été désigné par le magazine « Bilan » comme l’un des 300 Suisses les plus influents. Il vit à Zurich avec sa partenaire et leurs deux enfants.

Manier des données implique une grande responsabilité. « Il faut faire la distinction entre informations personnelles et données physiologiques », explique Pascal Koenig. « Les informations personnelles appartiennent aux utilisatrices d’Ava, elles peuvent les supprimer ou les transférer sur leurs propres espaces de stockage. Les sets de données physiologiques sont stockés sur nos serveurs sous forme anonyme. Nous sommes autorisés à les utiliser à des fins scientifiques. » L’utilisation est soumise aux lois sur la protection des données. « Elles sont devenues récemment encore plus restrictives », dit Koenig en rappelant le Règlement général sur la protection des données de l’Union européenne entré en vigueur le 25 mai 2018. « Cela exigera un certain investissement de la part des entreprises dans un premier temps, il y aura probablement des difficultés à surmonter, pour autant je considère que cette réglementation plus stricte est une bonne chose. Ignorer la protection des données, c’est faire preuve de naïveté. »

La plupart des gens ne prennent pas la protection des données suffisamment au sérieux, regrette-t-il. « Moi compris ! ». Parce qu’il y a beaucoup des choses très pratiques, comme stocker ses mots de passe ou échanger sur les médias sociaux. On poste ou on « like » sans réfléchir, quitte à le regretter éventuellement plus tard. « Nul besoin de remonter à la préhistoire pour se souvenir qu’un seul petit ‹détail› comme l’appartenance religieuse suffisait à vous éliminer », rappelle Koenig. Toutefois, le laxisme en la matière n’a pas toujours des conséquences aussi tragiques. Il nous arrive aujourd’hui déjà de constater les côtés négatifs de notre existence d’être humain toujours plus transparent. Pour illustrer son propos, Koenig nous rapporte ses problèmes de visa récents à cause d’un voyage en Iran qu’il avait fait avec des amis, il y a bien des années déjà. 

« Ignorer la protection des données, c’est faire preuve de naïveté. »

Le CEO se méfie beaucoup aussi de l’opacité des algorithmes auto-­adaptatifs. « Ils sont peut-être capables de prendre des décisions plus précises qu’un être humain, mais personne n’assume la responsabilité ou peut être considéré comme responsable. »

Tout cela n’empêche pas Pascal Koenig de croire fermement aux avantages de la numérisation. Sans elle, Ava n’existerait pas, ni d’ailleurs les précédents projets de start-up de Koenig comme l’appareil de surveillance pour les patients cardiaques et le bracelet alarme pour les seniors. La numérisation a aussi amélioré sa propre qualité de vie. Il reste néanmoins très conscient du caractère précieux des phases de déconnexion. « Bien sûr, il est tentant, le week-end, de contrôler rapidement ses e-mails de temps en temps, et je me livre à moi-même un véritable combat intérieur pour ne pas succomber à la tentation. » En famille, il est aussi peu dogmatique qu’au travail. Les repas pris en commun ne doivent pas être perturbés par la technique. « Cela m’agacerait profondément si nos enfants, âgés aujourd’hui de neuf et dix ans, chattaient ou jouaient à table. » En tant que digital natives, ils ont leurs propres iPods et les vieux téléphones portables de leurs parents. « C’est normal, ils doivent se familiariser avec les médias numériques », estime Koenig. « Dans le fond, comme pour beaucoup d’autres choses, tout est affaire de mesure. »

Un couple sur trois connaît des difficultés à procréer. La réussite d’un projet d’enfant dépend de nombreux facteurs, parmi lesquels le bon timing. Le bracelet d’Ava est le premier test d’ovulation qui, avec des capteurs et une précision unique de 89 pourcent, détecte en temps réel le début de la période de fertilité dans le cycle. Le capteur mesure, entre autres, la fréquence du pouls, le rythme respiratoire et la température cutanée. La société Ava AG a été créée en 2013 par Pascal Koenig, avec Peter Stein, ingénieur EPF, Philipp Tholen et Lea von Bidder; elle-même classée « 30 under 30 » sur la dernière liste « Forbes ». Le premier concept de bracelet à capteurs a été testé avec succès durant une étude clinique d’un an à l’hôpital universitaire de Zurich. Le premier bracelet Ava a été commercialisé en juillet 2016 aux États-Unis, puis en janvier 2017 en Europe. Actuellement, l’entreprise implante un bureau à Hongkong, qui permettra à Ava AG d’être présente sur le marché chinois au plus tard en 2020.

www.avawomen.com

Le CEO a éliminé le papier

Ava ne doit sa croissance si rapide qu’à la numérisation. En tant qu’entreprise privée, la start-up ne donne aucune information sur ses chiffres de vente. Mais Koenig peut tout de même dire qu’en 2017 l’entreprise a multiplié par 14 son chiffre d’affaires par rapport à 2016, année de son démarrage – « bien sûr, en partant d’assez bas, mais nous enregistrons une forte croissance mois après mois ; et aux États-Unis, où nous générons 70 pourcent de notre chiffre d’affaires, nous sommes déjà dans les chiffres noirs ». Il y a un an, la start-up comptait encore 20 collaborateurs, aujourd’hui elle en compte près de 60 et Koenig pense atteindre un effectif de 120 l’année prochaine, ce qui permettra une présence internationale. Tout ne fonctionne qu’en tant que plate-forme numérique. Le lancement a eu lieu en 2016 aux États-Unis, puis en 2017 en Europe et, actuellement, un bureau est mis en place à Hongkong, avec pour objectif de conquérir aussi le continent chinois dans un ou deux ans. « Ce matin tôt, j’ai déjà fait huit interviews par vidéo avec des candidats à Hongkong. Merci l’ère numérique. »

La publicité et la vente se déroulent exclusivement en ligne. Et pour les états financiers, le CEO a aboli le papier. « J’ai dû batailler dur avec des comptables qui doutaient que l’on puisse vraiment se passer de classeurs. Certes, il y a des zones grises, mais en tant que start-up on peut être plus radical qu’une entreprise classique. Le papier, c’est du passé ! »

D’une manière générale, Koenig trouve que de nombreuses start-up ont tort de vouloir tout faire, tant au niveau du produit que de la commercialisation. « Elles se dispersent. Personnellement, je crois plutôt au recentrage. En tant que start-up, il faut se demander où l’on peut être les meilleurs au monde et, ensuite, se focaliser sur cela. » C’est l’une des raisons pour lesquelles Ava ne vend pas ses données et est très réticente envers ceux qui voudraient coopérer à ses recherches. Nombreux sont ceux qui ont déjà frappé à la porte pour accéder aux données – en vain.

Comment Ava parvient-elle à gagner la confiance de ses clients uniquement par voie numérique ? « Les études cliniques sont un élément essentiel », répond Pascal Koenig. La première est achevée, l’introduction sur le marché a eu lieu, et sept nouvelles études sont désormais en cours. Enfin, nous ne faisons pas de publicité agressive, mais nous vantons volontiers notre produit sur demande. Pour Pascal Koenig, l’élément moteur est l’équipe : « Nos collaborateurs sont intrinsèquement motivés, corrects, ils pratiquent une pensée globale, ont des visions larges et une bonne dose de saine modestie. »

Le CEO est convaincu que l’intelligence artificielle est davantage qu’un simple effet de mode. « Et la santé est un secteur qui offre encore tellement d’opportunités. L’humain et le contact personnel avec le médecin demeureront importants, mais une bonne base de données permettra d’accroître massivement les standards médicaux. » Ava s’y attache aussi.

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Le bracelet Ava mesure le pouls, le rythme respiratoire et la température cutanée.
Les données du cycle sont enregistrées pendant la nuit.

Pascal Koenig
Questions brèves – réponses brèves

Quel fond d’écran avez-vous sur votre téléphone portable ?
Ma famille sur Ellis Island. L’histoire du lieu me fascine. Des millions d’immigrés y ont débarqué, parmi lesquels de nombreux Suisses aussi, en quête d’une nouvelle vie. Tâchons d’y penser lorsque nous réfléchis­sons aujourd’hui aux questions de migration.

De quel métier rêviez-vous, enfant ?
Je voulais devenir entrepreneur. Mon père l’était aussi. La responsabilité ne m’a jamais fait peur.

Quand êtes-vous tombé dans le numérique  ?
La première fois que j’ai senti la puissance de la numérisation, c’était vers 1992, lors d’un échange avec la High School aux États-Unis. Certes, mes parents avaient déjà un ordinateur à la maison dans les années 1980, mais c’est aux États-Unis que j’ai découvert la première connexion Internet.