« Je ne souscris pas au pessimisme culturel »

Texte: Redaktion ceo Magazin | Photos: Marc Wetli | Magazine: Homo digitalis – Juin 2018


#non aux hashtags  #pour décrire  # les gens

L’écrivain Jonas Lüscher, actuel lauréat du prix suisse du livre, nous parle des conséquences de la numérisation pour la société. Person­nellement, il ne veut ni ne peut pas non plus renoncer aux appareils et aux applications qui lui facilitent le travail.

Deux de vos œuvres, « Les printemps des barbares » et « Monsieur Kraft ou la théorie du pire » ont été récompensées par des grands prix littéraires. Sur quel support avez-vous écrit les manuscrits ?

Sur l’ordinateur portable. Mais je dois me discipliner. C’est pourquoi j’utilise un programme minimaliste, le iA Writer, un logiciel d’écriture « sans distraction » qui permet de se concentrer sans se laisser distraire par des menus et autres palettes. J’ai également installé une application d’autocontrôle qui m’empêche d’accéder à Internet un certain temps ; une application rétive à tout mot de passe ou redémarrage.

« Je constate les effets du numérique sur ma propre personne, j’ai davantage de peine à me concentrer. »

Quels autres assistants numériques utilisez-vous, en privé ou de manière professionnelle ?

D’une manière générale, la matière de mes romans exige énormément de recherches. J’utilise alors toutes les ressources possibles – et Internet est un outil absolument indispensable. Je ne pourrais pas non plus renoncer à Google Maps qui m’est d’un grand secours pour organiser mes voyages d’étude et m’orienter dans des villes étrangères.

Comment les gadgets numériques impactent-ils notre quotidien ?

Nous sommes tous équipés d’une pléthore de petits ordinateurs performants, mais nous ne savons pas encore vraiment où tout cela va nous mener. Cela ressemble à une gigantesque expérience sur l’humanité. Lorsque je suis dans le métro à Munich, cela m’agace de voir tous ces gens fixés sur leurs écrans. Force est de reconnaître néanmoins que c’est aussi une façon de communiquer, même s’il ne s’agit pas de communication directe avec les autres personnes présentes dans le métro. Mais dans le fond, même avant l’apparition de tous ces appareils, les gens ne se parlaient pas vraiment non plus dans les transports en commun. Comment tout cela changera à long terme notre société et les individus, la question reste ouverte.

Vous avez annoncé publiquement que vous quittiez Facebook, un des réseaux sociaux. Qu’est-ce qui a conduit à cette rupture ?

D’abord, je n’y suis resté que brièvement, environ trois mois, principalement pour maintenir le contact avec des collègues écrivains en Égypte. Mais la traduction automatique de l’arabe était trop mauvaise. Ensuite il y avait ce flux ininterrompu de contenus éclectiques dans la timeline. Je trouvais ce mélange de vie privée, de publicité, de recommandations, d’articles parfois très intéressants, de vidéos de chats et d’autopromotion quelconque et peu constructif. Cela ne m’apportait absolument rien. Mais le déclic m’a été donné au moment d’un attentat à Munich, lorsque des médias sociaux ont colporté en temps réel des rumeurs et de fausses nouvelles, soulevant une incroyable hystérie. Le lendemain, je fermais mon compte. 

Dans votre dernier roman paru en 2017, « Monsieur Kraft ou la théorie du pire », vous faites une critique acerbe des conséquences de la numérisation pour l’être humain. Pourquoi allez-vous plutôt à contre-courant et signez-vous un tel pamphlet contre les promesses de la technologie ?

Les expériences personnelles que j’ai pu faire durant un séjour de recherche de neuf mois à l’Université de Stanford, en Californie, m’ont certainement influencé. Là-bas, au cœur de la Silicon Valley, j’ai mené de nombreux entretiens et compris la logique qui guide ceux qui font carrière dans la recherche et l’industrie high-tech. Leur réussite dépend de l’agressivité avec laquelle ils vendent leurs idées. Mais, souvent, ils ont une méconnaissance profonde des problèmes réellement importants. Je pense que nous devrions faire preuve d’esprit critique envers toutes les grandes promesses. Sachons rester prudents, tout particulièrement lorsqu’il y a beaucoup d’argent en jeu.

L’écrivain Jonas Lüscher (42) est philosophe, essayiste et dramaturge. Il est né à Schlieren près de Zurich et a grandi à Berne où il a suivi sa formation de professeur du primaire. Il y a 17 ans, il est parti à Munich où il vit aujour­-d’hui avec sa famille. Il a travaillé comme dramaturge cinématographique et a étudié plus tard la philosophie. Son dernier roman, « Monsieur Kraft ou la théorie du pire », paru aux éditions Autrement, a reçu le prix suisse du livre. Il y thématise la vision du monde pessimiste de la vieille Europe et l’optimisme à tout crin de la Silicon Valley. L’idée du livre est née lors d’un séjour de recherche à l’Université de Stanford, soutenu par le Fonds national suisse. Jonas Lüscher a acquis sa célébrité avec son premier roman « Le printemps des barbares » qui traite des effets de la crise financière. Il est membre du centre PEN allemand.

La numérisation transforme-t-elle nos structures sociales et notre vivre ensemble ? Et si oui, comment cela se manifeste-t-il ?

Nous sommes ici tout au début d’une longue évolution. Quant aux effets du numérique au niveau humain, je les constate sur moi-même. La capacité d’attention baisse. L’aptitude à se concentrer sur quelque chose décline. Autrefois, je pouvais me plonger des heures dans un roman. Aujourd’hui, si je laisse mon Smartphone à portée de main, je me laisse distraire plus facilement, cherche en permanence des indications et des sources. Mais ce n’est pas la fin du monde non plus. Un changement n’est pas en soi bon ou mauvais.

De l’homme ou de la machine, qui gagnera ?

Je ne souscris pas au pessimisme culturel. Mais la technologie recèle en soi un certain potentiel dystopique. Il est donc essentiel de rester attentif à ce potentiel et aux grandes questions qui l’accompagnent. La technique peut-elle réduire ou augmenter les inégalités ? Sert-elle uniquement les intérêts des personnes fortunées ou bénéficie-t-elle à tous ? Les découvertes technologiques sont sans doute peu dangereuses dans les démocraties. Mais qu’en est-il sous des régimes autoritaires et des dictatures ? Pensez à la en Chine, où le citoyen transparent est déjà presque une réalité. Cela me préoccupe.

Dans quel domaine sommes-nous encore supérieurs aux robots, et pour combien de temps ?

Il faut sans doute nuancer un peu les choses. L’intelligence artificielle telle que nous la connaissons aujourd’hui concerne certaines aptitudes comme la conduite autonome, le jeu de Go ou l’exécution de tâches quotidiennes. Mais nous sommes encore très loin d’une intelligence artificielle supérieure qui ferait preuve d’autant de créativité que les êtres humains aujourd’hui pour résoudre les tâches les plus diverses. Je ne suis pas sûr d’ailleurs qu’une telle intelligence artificielle soit économiquement intéressante face à des robots qui, aujourd’hui déjà, remplissent très bien certaines tâches.

Quid de l’évolution de l’intelligence artificielle pour la communication interpersonnelle ?

Certaines applications ne sont déjà plus dignes de confiance : les « chatbots » (agents conversationnels), les manipulations d’images ou les interviews vidéo qui n’ont jamais eu lieu, par exemple. Un jour, il nous sera indifférent de parler avec une vraie personne ou avec un robot doté d’intelligence artificielle.

Quel type de communication privilégiez-vous personnellement ?

Je préfère toujours la conversation directe où je peux regarder mon interlocuteur dans les yeux. J’utilise les e-mails de manière intensive, mais j’en connais aussi les mauvais côtés. Une trop grande facilité qui conduit à un excès d’informations. Je n’aime pas particulièrement téléphoner, mais j’adore Skype qui me permet de garder le contact avec mon frère qui habite très loin.

Nous sommes nombreux à être en ligne en permanence et joignables en tout temps. Quelle est l’importance des moments de déconnexion pour vous ?

Elle est très grande, précisément en raison du potentiel addictif des tentations du monde numérique. Je vous ai déjà parlé de l’application que j’utilise pour me détacher. Notre envie de ce genre de moments déconnectés est pour moi le signe d’un revirement de tendance. Il n’est plus obligatoire d’être joignable en permanence. D’ailleurs, je prends souvent mon temps pour répondre.

« Nous sommes encore très loin d’une intelligence artificielle générale qui ferait preuve de créativité comme nous, êtres humains, le faisons pour résoudre les tâches les plus diverses. »

La numérisation rend-elle notre vie meilleure ou pire ?

Les deux. Cela dépend de l’utilisation que l’on en fait. La « numérisation » n’existe pas en soi, il existe seulement un nombre incroyable de nouvelles plate-formes, applications, technologies et algorithmes. À vrai dire, il faudrait les évaluer chacune séparément. Une nouvelle technologie est-elle pertinente, est-elle éventuellement dangereuse, comme pouvons nous l’utiliser au mieux, comment pouvons-nous réduire les risques ? Ce ne sont pas des questions auxquelles nous pouvons répondre pour « la numérisation » dans son ensemble.

Qu’est-ce qui l’emporte à votre avis : les risques ou les opportunités que nous apporte le progrès numérique ?

Le progrès technologique a lieu quoi qu’on fasse. La véritable question serait donc davantage de savoir ce que nous en faisons.

Quelle évolution marquera-t-elle le plus notre vie à l’avenir ?

Je n’aime pas les pronostics, ils sont souvent faux. Il suffit de penser à ce que l’on nous a promis ces dernières années. La montre intelligente (Smartwatch) ou le cinéma 3D sont des exemples d’attentes insatisfaites. J’aimerais que l’on soit moins fasciné par les gadgets numériques et que l’on aborde vraiment les grands défis qui concernent les « vieilles industries » : la planification urbaine, la construction de logements, l’approvisionnement en énergie ou la circulation. La numérisation peut nous y aider.

Vous êtes auteur, écrivain, essayiste, dramaturge, éthicien et scientifique : qu’est-ce qui prime ?

L’auteur.

Dans quel environnement vous sentez-vous le mieux ?

À la maison, lorsque je passe une soirée avec des amis.

Quelle valeur accordez-vous aux récompenses ?

Les prix sont une reconnaissance de mon travail. Ils sont aussi, pour nous écrivains, une partie de nos revenus.

Quels sont vos prochains projets ?

J’ai plusieurs essais en cours et je prépare mon prochain roman. Mais les choses ne sont pas suffisamment avancées pour que je puisse en parler.

Jonas Lüscher
Questions brèves – réponses brèves

Si vous deviez vous décrire en 3 hashtags, lesquels seraient-ce ?
Non aux hashtags#pour décrire# les gens.

Quelle est votre application favorite ? De quelle application ne pouvez-vous plus vous passer dans votre vie privée ou professionnelle ?
Google Maps.

Quel fond d’écran avez-vous sur votre téléphone portable ou votre ordinateur portable ?
Une photo des trois astronautes Neil Armstrong, Buzz Aldrin et Michael Collins, prise deux semaines avant leur vol vers la lune.

Que rêviez-vous de devenir lorsque vous étiez enfant ? Pourquoi vous êtes-vous finalement décidé pour cette carrière ?
Je voulais être plongeur sous-marin. Mais j’ai très vite commencé à lire beaucoup, ce qui m’a amené à devenir écrivain.

Vous souvenez-vous de votre premier téléphone portable ? Et de son modèle ?
Il était gris, à clapet. Je ne me souviens plus de la marque.