La pensée critique, une ressource limitée

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Dans l’univers des médias actuels, ceux qui crient le plus fort donnent le ton. Il est d’autant plus important de pratiquer un journalisme raisonnable, soigneusement fondé. Bruno Giussani, directeur européen des conférences TED, est convaincu que ce journalisme existe. Reste qu’il faut creuser nettement plus profond qu’avant, et parfois en des lieux singuliers.

Texte: Eric Johnson | Photos: Marc Wetli | Magazine: Confiance dans l’ère numérique – Décembre 2017

Il y a dix ans, les informations médiatiques fiables affichaient une présence assez uniforme. Les chaînes d’information spécialisées, les quotidiens importants, les universitaires renommés ainsi que les politiciens de haut niveau et leurs porte-paroles déterminaient le débat public. Après les informations du soir, chacun était plus ou moins au courant des thèmes et des faits importants, nous explique Bruno Giussani, spécialiste des médias. Les avis qui émanaient ensuite de cette base pouvaient varier fortement. Mais ils n’en reposaient pas moins tous sur une couverture journalistique « traditionnelle » présentant les événements du jour de manière plus ou moins neutre. Le système n’était certainement pas parfait, mais il représentait tout de même une base commune de faits et de reportages ouvrant la voie au débat.

« Les gens nous offrent du temps et de l’attention. Nous voulons utiliser les deux au mieux. »

C’était autrefois. Aujourd’hui, les quotidiens disparaissent l’un après l’autre des kiosques, les chaînes de télévision traditionnelles peinent à trouver un public, et une masse toujours plus hétérogène de consommateurs de médias oppose une suspicion grandissante aux « autorités » dont la fiabilité et la légitimité sont attaquées de toutes parts. Pendant que l’information « traditionnelle » vacille toujours plus sur ses bases, de nouvelles voix, parfois criardes, expriment une opinion toujours plus forte. Giussani décrit la situation actuelle comme suit : « Le débat public est dominé par ceux qui assènent un point de vue très grossier à voix très haute. » Les canaux médiatiques sont encombrés par les braillards, les fabricants de slogans et les fournisseurs de ragots. « Chacun a un avis sur tout et sur tout le monde. Nous soubissons un tsunami de données et de conversations », poursuit l’expert des médias. « Ce qui fait défaut aujourd’hui est la pensée critique. »

Diplômé en sciences économiques et sociales qu’il a étudiées à l’Université de Genève (1989), Bruno Giussani a commencé par traiter des thèmes politiques comme journaliste, avant de se faire un nom en tant qu’observateur avisé de l’Internet et de ses effets sur l’économie et la société. Il a travaillé pour des publications telles que « L’Hebdo », le « Wall Street Journal Europe », le « New York Times », « Il Sole 24 Ore » et la « NZZ ». Giussani tient régulièrement des ­conférences, écrit des articles et a créé une entreprise spécialisée dans la conception de programmes de conférences et le conseil économique dont il est toujours à la tête. Il a dirigé la stratégie en ligne du World Economic Forum et a travaillé comme knight fellow à la Stanford University avant d’être nommé directeur pour l’Europe et curateur international de TED. À 53 ans, Giussani passe son temps entre le Tessin, son canton d’origine, la région lémanique et le siège principal de TED à New York.

Des informations fondeés

Giussani est convaincu malgré tout que le journalisme sérieux n’a pas disparu, mais qu’il est juste plus difficile à trouver. Pendant que des journaux réputés tels que le « New York Times », le « Guardian » ou le « Spiegel » conservent un niveau élevé, d’autres médias traditionnels se concentrent davantage sur des ragots superficiels à propos de la mode et des célébrités. Des formats non traditionnels prennent une direction opposée. Le résultat est que les informations sérieuses et fiables qu’ils proposent risquent de disparaître dans une orgie d’informations. « Il reste de nom­breux exemples d’excellent journalisme fondé sur des faits », poursuit Giussani, « mais il faut aujourd’hui fouiller dans un océan de boue médiatique avant de les trouver. »

Giussani cite alors quelques exemples de médias non traditionnels qui proposent des contenus de haute qualité, tels que BuzzFeed, Vice ou Vox. Mais leur image de marque ne reflète pas suffisamment cette qualité, car ils mêlent bien souvent des articles de fond aux derniers commérages sur les Kardashians ou autres « listicles » au contenu guère nutritif. Le listicle, un mot-valise dérivé des mots « liste » (list) et « article » (article), est un court texte sur un thème lambda peu original. « Certains des meilleurs reportages sur la guerre civile en Syrie se trouvent par exemple sur des sites web qui abondent de clickbait, des contenus racoleurs destinés avant tout à attirer des clics à peu de frais », critique Giussani. Il souligne également que les principes fondamentaux du bon journalisme sont restés les mêmes jusqu’à aujourd’hui. Des recherches minutieuses, un reportage in situ, des interviews fondées, une vérification rigoureuse de tous les faits ainsi qu’une présentation cohérente et logique sont aujourd’hui aussi précieux qu’autrefois. Ce sont précisément sur ces caractéristiques que Giussani et ses collègues misent pour leur projet médiatique, TED.

TED est né il y a 33 ans dans la Silicon Valley, terreau propice aux idées nouvelles. À l’époque, les conférences TED, acronyme de Technologie, Entertainment et Design, avaient lieu une fois par an sur ces thèmes. Depuis, l’éventail s’est élargi et comprend aujourd’hui pratiquement tout ce qui présente un certain intérêt intellectuel. La conférence annuelle se tient désormais à Vancouver, au Canada. Les antennes locales de TED se comptent en milliers, les conférences présentées ont été déjà consultées plusieurs milliards de fois sur Internet. L’organisation à but non lucratif génère un chiffre d’affaires annuel de près de 70 millions de dollars US et emploie environ 200 personnes à plein temps. Elle reçoit également le soutien de milliers d’aides bénévoles.

www.ted.com

L’ « effet TED »

Les conférences TED mettent l’accent sur des informations solides. « La principale différence avec mon ancienne activité de journaliste est que je mets aujourd’hui mes sources sur la scène alors que je ne faisais que les citer dans mes articles jadis », explique Giussani. Les efforts déployés pour maintenir un niveau élevé sont au cœur des préoccupations des organisateurs. Chaque conférence TED officielle est préparée de manière approfondie, les faits sont vérifiés, non pour saper la crédibilité de l’orateur, mais pour la garantir. Les conférences TED ne doivent pas seulement offrir un contenu correct, mais aussi être intéressantes. « Les gens qui participent à nos conférences ou ceux qui les regardent sur Internet nous font cadeau de deux de leurs ressources les plus précieuses : leur temps et leur attention. Nous aimerions utiliser les deux au mieux. »

Les anciens médias dépendaient pour l’essentiel de la confiance de leurs utilisateurs. Ces derniers tablaient sur le fait qu’ils recevaient des contenus pertinents, fiables et stimulants. C’est la même chose pour TED. Il existe ici un rapport triangulaire entre l’orateur, le public et les organisateurs, qui repose sur une confiance réciproque. Si l’un des angles faillit, c’est l’édifice tout entier qui s’effondre.

« Chacun a un avis sur tout et sur tout le monde. Nous subissons un tsunami de données et de conversations. Ce qui fait défaut aujourd’hui, c’est une pensée critique. »

Il aura fallu sept ans seulement (les conférences TED ont été mises en ligne en 2006) pour que le canal médiatique dépasse pour la première fois le seuil d’un milliard de consultations. Ses « drageons » locaux, indépendants, appelés TEDx et organisés par des volontaires bénévoles, représentent près de 3600 conférences par an. TED jouit aujourd’hui d’une réputation quasi légendaire auprès d’adeptes avides de connaissances et curieux de ce qui se passe dans le monde. L’« effet TED » est devenu un phénomène bien connu et se traduit par la croissance exponentielle de la popularité d’orateurs jadis plutôt obscurs, dont les apparitions se propagent en un instant dans le monde comme des messages viraux.

Le slogan de TED est « ideas worth ­spreading », des idées qu’il vaut la peine de propager. Ces idées et avec elles TED lui-même semblent avoir mérité la confiance de leurs lecteurs et spectateurs.

Bruno Giussani
Questions brèves – réponses brèves

Quelle est votre application favorite ?
Je circule souvent en train, j’aime donc utiliser l’application des CFF, en particulier l’horaire tactile.


Vous souvenez-vous de votre premier téléphone portable ? De quel modèle s’agissait-il ?
Je crois que c’était le Nokia 8110, légèrement bombé et avec un couvercle coulissant qui protégeait le clavier. En ouvrant ou en refermant l’appareil, on décrochait automatiquement un appel ou on y mettait fin. L’appareil date de 1996 environ.

Quel fond d’écran avez-vous sur votre téléphone ou votre ordinateur portable ?
Des montagnes suisses. Sur mon ordinateur, une photo du Cervin, de nuit ; sur mon téléphone, une du Pizzo Molare, qui domine mon village natal, au Tessin.