Vous avez commencé votre carrière en 2000 chez Ikea, puis êtes passée de cheffe du personnel en Italie à CEO d’Ikea Suisse. Comment la numérisation a-t-elle transformé le monde du travail depuis vos débuts dans le groupe ?
Elle a influencé avant tout notre communication, tant privée que professionnelle. Non seulement en termes de rapidité, voire d’immédiateté, mais aussi en termes de dépendance. Nous sommes aujourd’hui liés si fortement à la technologie que nous ne pouvons plus vivre ni travailler sans elle à moins de choisir une existence de marginal. Mais il faut savoir aussi voir le verre à moitié plein. Le numérique, au travers des Smartphones par exemple, crée de nouvelles possibilités et nous offre une certaine liberté. Deux situations m’ont poussée à réfléchir sur mon usage de ces appareils. D’abord, j’avais l’impression de perdre trop de temps à naviguer sur Internet et, ensuite, je ressentais parfois un sentiment d’asservissement. J’ai réalisé alors que je ne voulais pas être esclave de la technologie. C’est la machine qui doit être à mon service et non l’inverse.
Qu’est-ce que cela signifie pour vous en tant que CEO ?
C’est une erreur de lutter contre l’évolution technologique ou de l’ignorer. Nous devons au contraire nous en faire une alliée, identifier ses potentiels et assumer la responsabilité de l’usage que nous en faisons.
« En tant qu’employeurs, nous avons le devoir moral de réfléchir à ce qu’il adviendra des personnes dont les emplois deviennent obsolètes. »
Que vous a apporté la numérisation, à vous personnellement ?
Ce sont les possibilités d’archivage simplifiées qui m’ont apporté le plus. Au début de ma carrière, nous avions encore ces gigantesques armoires pleines de classeurs, un cauchemar... Aujourd’hui, l’ordinateur se charge de tout. Nous accédons à toutes les informations en un clic de souris. Je suis ainsi beaucoup moins stressée.
Vous avez parlé de sentiment de dépendance aux médias numériques. Quelles en sont les conséquences pour l’homme ?
J’ai trois enfants, grands maintenant. Pendant l’adolescence, ils restaient parfois littéralement « scotchés » à ces appareils. Fondamentalement, ils sont très sociables, mais à leur âge je bougeais beaucoup plus qu’eux. C’est pourquoi je me demande dans quelle mesure ces appareils nous aident à entrer en relation avec d’autres personnes et si ce n’est pas le contraire, du fait que nous pouvons nous dissimuler derrière eux.
Simona Scarpaleggia
L’Italienne est arrivée à la tête d’Ikea Suisse en 2010, après avoir passé dix ans déjà dans son pays natal au sein du groupe d’ameublement suédois. Auparavant, elle avait travaillé dans d’autres domaines comme la chimie, les biens de consommation et l’ingénierie. Elle s’engage depuis de nombreuses années pour la place des femmes dans le monde des affaires. À
cet effet, elle a lancé en 2009 en Italie l’association « Valore D » et en Suisse en 2013 « Advance – Women in Swiss Business ». Simona Scarpaleggia est co-chair de l’entité de l’ONU pour la promotion des femmes dans l’économie. De plus, elle siège au comité consultatif de la Haute École d’art de Zurich.
Simona Scarpaleggia a étudié les sciences politiques à Rome. Elle est mariée, mère de trois grands enfants et vit à Kilchberg ZH.
Que voulez-vous dire ?
Lorsque l’on communique par le biais d’un appareil, on abandonne quelque chose de son identité. Rien ne remplace le contact personnel grâce auquel on peut se regarder directement dans les yeux. Ne déléguons pas le lien émotionnel à des appareils. Car c’est précisément l’émotion qui fait de nous des êtres humains
Ces appareils nous rendent-ils moins courageux ?
Lorsqu’il m’arrive de lire les commentaires de journaux en ligne, je suis effarée par la violence et la colère qui s’y expriment. Mais je pense aussi que la personne qui a écrit cela ne mettrait jamais ses menaces à exécution. Le vrai courage, c’est de dire directement à quelqu’un qu’on n’aime pas quelque chose. Ceux qui le font par le biais de commentaires en ligne ne sont pas courageux.
Certains redoutent que l’intelligence artificielle (IA) détruise de nombreux emplois. D’autres sont convaincus que l’IA en créera ou, du moins, transformera ceux qui existent. Dans quel camp êtes-vous ?
Dans celui des optimistes. Nous devons saisir les opportunités que nous offre l’IA. Des études, sérieuses, prédisent que de nombreux emplois seront complètement transformés ou perdus. Mais, dans le fond, qu’une machine se charge d’exécuter un travail répétitif n’est pas quelque chose de négatif. Le côté créatif des emplois en sortira grandi. En tant qu’employeurs, nous avons le devoir moral de réfléchir à ce qu’il adviendra des personnes dont les emplois deviennent obsolètes. Que faire, par exemple, des vendeurs toujours plus remplacés par le commerce en ligne ? Ils deviennent des conseillers. Plus qualifiés que leurs prédécesseurs, ils aident les clients à prendre des décisions. À ceux qui objectent que les machines prennent aussi des décisions, impartiales et souvent plus précises que nous, les hommes, je réponds qu’il y a aussi de la beauté et de la dignité dans l’imperfection humaine.
Achèteriez-vous un robot domestique ?
Je ne suis pas conservatrice, sauf lorsqu’il s’agit de manger. Par exemple, je ne cuisinerai jamais avec un micro-ondes. J’aime le travail manuel dans la cuisine. Mais qui sait... ? Dans cinq ans, il sera peut-être possible de donner oralement au four l’ordre de se mettre en route. Alors oui, j’en aurai certainement un de cette sorte.
« Ne déléguons pas le lien émotionnel à des appareils. Car c’est précisément l’émotion qui fait de nous des êtres humains. »
Ce type de robots pourrait-il faire partie de l’offre d’Ikea ?
Nous n’en avons pas encore, mais nous sommes en train d’étendre le secteur technologique. Nous avons annoncé récemment une coopération avec Sonos pour élargir notre programme Smart Home de meubles connectés.
Quels assistants numériques utilisez-vous au bureau et en privé ?
J’aime beaucoup FaceTime et Skype parce que j’aime voir mes interlocuteurs. Je suis très vieux jeu en la matière.
Qu’est-ce que vous ne diriez jamais via le numérique mais uniquement de manière personnelle ?
Par exemple des annonces particulièrement réjouissantes comme une promotion. Je n’utiliserais pas la voie numérique tout simplement parce que je voudrais d’abord féliciter la personne concernée et la prendre dans mes bras. Mais aussi les nouvelles moins bonnes, à moins que la voie numérique soit inévitable, par exemple lorsque je suis en voyage.
Ikea, « Vivez vos meubles ! » est l’un des slogans publicitaires du groupe suédois d’ameublement, fondé en 1943 par Ingvar Kamprad, qui est devenu proverbial. En 1973, Ikea ouvre à Spreitenbach la première filiale hors de Scandinavie. Aujourd’hui, le groupe emploie 194’000 collaborateurs dans le monde et génère un chiffre d’affaires de plus de 40 milliards de francs.
www.ikea.com
Quelle importance accordez-vous à la protection des données ?
Une très grande importance ! Ikea a une communauté gigantesque, avec plus de 1,1 million de membres Ikea Family aujourd’hui. Ces clients nous confient des données personnelles et nous promettons de traiter ces données avec circonspection et respect. C’est pourquoi nous remanions actuellement, dans le cadre du règlement de l’UE sur la protection des données (RGPD), tous les processus et déroulements importants dans le domaine des données. De nombreuses entreprises ont déjà commencé. Le danger ici consiste malheureusement à faire naître un monstre bureaucratique dont personne n’a besoin. Nous devons vraiment réfléchir et décider ce que nous voulons changer.
Partagez-vous des informations privées en ligne ?
Non, rien. Il y a longtemps, environ douze ans, j’ai ouvert un compte Facebook que j’ai ensuite supprimé. Pourquoi devrais-je raconter à tout le monde ce que j’ai vu au cinéma ? À l’époque, j’étais juste curieuse de savoir comment cela fonctionne. Mais ce n’est pas ce qui me convient.
Avez-vous rendu vos enfants attentifs aux risques ?
Oui, mais ils m’ont répondu, évidemment : « Maman, tu ne comprends rien ! » (rit) Ils postent, certes, beaucoup de choses personnelles, mais rien qui pourrait leur causer des problèmes plus tard.
Vous créez-vous des oasis de déconnexion ?
Par principe, je veux être joignable en tout temps. Je ne me fais remplacer que lorsque je suis en vacances. L’été dernier, j’ai fait une expérience mémorable. J’étais en Mongolie avec un groupe de touristes. Dans le désert de Gobi, il n’y a évidemment pas d’électricité, pas d’Internet, rien. Cela m’a énormément stressée les premiers jours. Tous mes compagnons de voyage aussi. Nous roulions des heures dans la pampa avant d’arriver enfin dans une ville et de découvrir soudain une antenne. Nous nous précipitions tous immédiatement à ses pieds pour mettre nos téléphones en marche. Et que découvrions-nous ? Que tout allait parfaitement bien dans l’entreprise, que nos familles et nos amis étaient en bonne santé et que dans le monde se passait, hélas, ce qui se passe toujours, des guerres et des désordres. D’où la question : était-ce vraiment si urgent de se voir confirmer ces choses ? Et était-ce vraiment si horrible de ne pas savoir, pendant dix heures, ce qui se passait dans le monde ?
Comment avez-vous réagi ?
Nous avons parlé, beaucoup plus que normalement en vacances. Dans les hôtels, on rencontre souvent des clients complètement absorbés par leurs appareils électroniques. Mais nous avons discuté. Quelqu’un avait un livre de Gengis Khan et a lu des extraits à haute voix ! Nous avons regardé des millions d’étoiles dans le ciel et parlé du grand Khan des Mongols. Cela a été un moment de communion magnifique.
Repasseriez-vous de telles vacances ?
Oh oui ! Mais pour ressentir cet effet, nul besoin de passer des semaines dans le désert. Avec de la discipline, on peut aussi l’intégrer dans le quotidien. « An hour offline a day keeps the doctor away. » (rit)
Une discipline qui nous semble terriblement difficile à respecter en tant qu’êtres humains, parce que ce n’est pas très drôle.
C’est vrai. Mais je considère cette autodiscipline comme quelque chose de positif. Elle nous aide dans de nombreuses situations de la vie.
Simona Scarpaleggia
Questions brèves – réponses brèves
Quel fond d’écran avez-vous sur votre téléphone portable ?
Un lion avec, en arrière-plan, une lionne et son petit. Je suis moi-même intrinsèquement mère. Cet animal représente ce qui m’importe. Il est courageux, indépendant et emmène une grande famille avec lui. Ma combinaison de lion et de lionne est une métaphore. Comme chez les humains, les femelles font beaucoup, elles chassent, nourrissent et élèvent les jeunes. Et comme chez les humains, les femmes devraient avoir une chose à cœur : exiger un peu plus de collaboration des hommes.
Que rêviez-vous de devenir enfant ? Et pourquoi avez-vous finalement choisi cette carrière ?
Je voulais être médecin. Connaissez-vous le film « Pile et Face » (Sliding Doors) ? Il raconte deux versions de la vie d’une jeune femme. Mon moment « Pile et Face » n’a pas eu lieu sur un quai de métro mais à cause de l’assainissement d’un nouveau bâtiment de l’université de Rome. Les cursus d’études étaient très prisés là-bas, avec un numerus clausus pour être admis. J’ai tout de même voulu tenter l’examen d’entrée en me disant que je pourrais toujours ‘faire médecine’ si j’échouais. J’ai réussi et ai étudié les sciences politiques. Je ne le regrette pas. Je suis sûre que je serais devenue un très bon médecin parce que j’adore m’occuper des autres. Mais je voulais acquérir mon indépendance le plus vite possible et gagner mon propre argent. Finalement, mon souhait s’est réalisé car, dans ma position actuelle, je peux aussi m’occuper d’autres personnes.